Regards portés

Il arrive que certains spectacles soient non seulement des rencontres dans leur inédit, leur première fois, mais aussi des inspirations, et même des provocations à exprimer à son tour, à dialoguer en quelque sorte, ainsi, ces Regards Portés.

Écrits de rien sur rien pour rien

Crédit photo / Patrick Bouvier

Extrait

Il était là et on ne le savait pas.
Là, quelque part.
Peut-être dans une obscurité. Peut-être dans la lumière, assis sur son ombre.
On l’entend. Un soliloque émietté (d’enfant, d’oiseau ?). Un envol de bribes qui chute net. Des paroles s’élèvent mais l’air respiré en mange la moitié.
On entend le monde dévoreur de mots.
Il est là. Un corps en irruption. Ce surgissement, c’est l’insatiable de mon désir, son impatience. Que quelque chose survienne, encore et encore. Quelque chose à combler. Quelque chose à manquer.
J’attendais un clown et je ne le savais pas.
Le clown a le corps qui dit.
Il dit l’extrême attention au monde tandis que le monde ne fait pas attention à lui. Une approche tactile de l’air, du mur, de l’être, de l’invisible comme du visible (et inversement). Le clown est un voyant d’atomes, un caresseur de peaux, à prendre ou à violemment trouer.
Pourtant ce corps me dit qu’il ne fait rien d’incroyable pour lui : c’est comme cela dans sa vie. C’est comme cela dans ma vie ? Et quand maladresse il y a, sa consistance est le reflet pardonné de mon inconsistance.
Je souris à ce toucher agile et délicat, à l’effort décidé de son pas, au doigt qui dans le vide désigne; c’est que j’y vois ma prétention à être.
Mon rire est un aveu.

Le clown est seul, tellement tout seul. Il pourrait en être triste ; je serai à sa place je le serai mais je ne suis pas à sa place et pourtant.
Il s’enquiert sans inquiétude. Il s’inquiète sans désarroi, de ceci, de cela, ne dénonce pas, non, constate un rien, sans effarement.
Alors parfois on l’envie, ça glisse tellement sur son manteau noir brillant comme sur la peau d’une otarie. Ça s’égoutte si doucement au bout de chacun de ses doigts, ce rien qu’il voit, cette absence qui le montre.
Il soupire mais rien n’est grave, rien n’est pas grave, rien est à trouver mais quelque chose a pris sa place ou pas.
Les clowns sont comme les anges, ils n’ont pas de sexe ou alors leur sexe est là, au milieu de leur figure, c’est ce nez rouge. Qui leur a donné ? Ni leur père, ni leur mère, la transcendance du clown n’est pas dans une filiation, le clown sort d’une coulisse, c’est tout.
Avec ce nez tel un formidable coup de poing envoyé par un monde agacé de tout cet étonnement, de tout ce questionnement à fleur de membres, de tous ces yeux malicieux, de tout ce chavirement pour… presque rien.
Le clown a la grâce et il ne le sait pas.
C’est cette ignorance qui me confond et me confond.
C’est de cette ignorance que je désire être le reflet.
C’est avec grâce qu’il balaye la poussière déposée sur mon humanité.

A Michelle
A Estelle
(Et inversement)

Décembre 2008

Altérités 1 – une femme un homme

Compagnie Betula Lenta
Issue du trio SOUS MA PEAU, ALTÉRITÉ- UNE FEMME UN HOMME est une extension ou forme chorégraphique légère.
Maxence Rey – Christophe Bonzom

Crédit photo / Delphine Micheli

Captiver le regard du spectateur en salle pourrait être la moindre des choses du spectacle vivant. S’agissant d’une performance où deux présences silencieuses et quasi immobiles se montrent, quelles qualités de regards sont alors amorcées ?
Convoquer la liberté de celui qui lit, qui écoute, qui regarde – toujours en revenir à cela. 
 
Nous faisant face, une femme – un homme. Une femme d’abord, un homme ensuite, et ce dans notre lecture occidentale de gauche à droite. Une femme, un homme et non pas un homme-une femme, avec la primauté du masculin, avec l’image du couple marital.
 
Ces deux êtres se tiennent également, pour ne pas dire à égalité, sur la même ligne.
Chacun, nu, assis sur une chaise. Cependant la tête est moulée dans un bas pâle qui occulte les traits du visage. Ils portent la même perruque noire de jais, cheveux coupés au carré. 
 
Gémellité des visages donc, autant qu’absence totale de distinction identitaire. Une privation de ce prime abord qu’est notre face. Une face invisible à nous-même offerte à autrui. Ici, la face est sans caractère, sans signes distinctifs. 
Pire qu’une neutralité : un effacement.
 
Dès lors, notre œil, rabroué dans son avidité de reliefs, refoulé dans son besoin de reconnaissances de visages, se dirige vers le corps – puisque lui, est à nu. Puisque lui, montre tout de lui, simplement, sans artifices.
Et puisque le visage ne raconte plus, à nous de lire ces corps qui disent d’eux-mêmes, de leur sexe, de nous.
 
Des corps qui s’exposent comme des visages peuvent le faire dans leur tension, leurs relâchements – sans fard, sans chercher à exprimer volontairement.


Le corps ne danse pas. Il est assis, non pas dans la recherche d’un maintien, d’une tenue face à l’autre. Il est seul comme lorsque, seul, on se sait un visage qui, si nous le croisons dans un miroir, nous désappointe. Aucune recherche de beauté d’apparence, aucune offrande au voyeurisme. Le corps est. 

Mais il est « deux ». Deux corps assis, et entre, un espace équivalant à environ deux chaises côte à côte.
Vide. Fossé. Distance. Absence. Trait d’union. Lequel de ces mots ai-je envie d’employer ? Un seul ? Passer de l’un à l’autre ? Tous trahiront un, des, états différents.
Et ces deux-là, figures primordiales d’Adam et Ève au présent ? Couple de fin d’un monde ? Solitudes sexuées – entre eux qu’y a-t-il ? Que se joue-t-il ? Rien ? Le  difficile apprentissage de la différence ? L’indifférence ?

Ils ne se regardent pas. Ils ne se voient pas. Et pour cause, ils ne possèdent pas de regard. Au mien, provoqué, de ne pas s’arrêter en chemin. 

L’œil sépare. L’œil rassemble. L’œil est capable de tout. Il va de l’un à l’autre, regarde chacun isolément, choisit de regarder l’un, pas l’autre, et inversement ; de les écarter davantage – créer le gouffre. Ou d’accoler les deux, tout en leur laissant cette distance, comme s’il s’agissait de pouvoir choisir son sexe, comme si l’heureuse différence s’affirmait dans l’exacte symétrie de leurs mouvements. J’ai deux yeux, un pour chaque sexe.

De leurs mouvements tantôt lents d’ensommeillés, tantôt hachés de surprise, transpire, à défaut du langage articulé de la bouche, le langage articulé du corps.
Un corps s’articulant et donc formulant un langage qui lui est propre.

Détournement, chemin de traverse pour parvenir au simple. (Pas de création sans cela.) Ainsi, l’évidence du langage corps-danse, du corps décapité de sa tête-pensées, des mots bannis… 
Ou la similitude qui assemble – réassemble le tout, enfin, dans l’humain. 

Hélène Lanscotte

AUTRE REGARD

Vincent Brédif, sculpteur

in Un article paru dans le Petit Journal, revue des Galeries Vallois

n°5 – 2017

https://mondesfrancophones.com/espaces/periples-des-arts/vincent-bredif-sculpteur/