Lectures à haute voix

epice 1


Argos – extrait

« Les livres prétendent conserver dans leurs pages et le silence et la voix. Le thème du dédoublement est voisin : être en place de « quelqu’un ». Etre en place de soi. » Pascal Quignard in Petits Traités.
 
CONVOQUER LA LIBERTE DE CELUI QUI ECOUTE
 
Faire entendre une langue « méconnaissable » c’est à dire à la fois sans lieu d’origine mais en lien racinaire avec le lieu où elle se pratique.
Faire entendre la langue de ceux qui ne sont pas tant en amour de mots que ceux pour qui l’écriture est l’expression d’une liberté prise par rapport au langage lui-même.
Faire entendre ce moment de vérité que représente un texte, qui n’est pas de l’ordre de la révélation mais au contraire une résolution ininterprétable.
Faire entendre le silence dans le bruit du texte, le silence qui est à l’intérieur même de la phrase.
Faire entendre que les blancs entre les mots ne sont pas des vides. Qu’ils sont liens plus qu’espacement, liens de souffle.
Faire entendre du sens, car les mots ne sont pas des notes.
Faire entendre la syntaxe.
Dresser le texte dans toute sa force, dans toute sa raison d’être. Faire entendre que confiance entière est donnée au texte.
 
La voix de l’étonnement
 
A l’évidence, le lecteur à haute voix, tout comme l’acteur n’est pas en dialogue – ce qui est entendue n’est pas une parole, une parole de discours ; il n’est pas « un corps qui se lance vers un autre corps » tout aussi fragile, ou affolé que lui.
Ce qui dit la voix du lecteur public est du Texte. Passeur de Texte, passeur d’une langue qui n’est pas sienne mais dont avec conscience, il assume le choix. Responsable de son pouvoir de rendre compréhensible ou non le texte. Parce qu’il doit en quelque sorte convoquer la liberté de celui qui l’écoute. Parce qu’un texte est l’expression d’une liberté et d’un engagement. Parce qu’un texte est une résolution.
 
Ce texte littéraire n’est pas incarné par le lecteur à voix haute. Le lecteur n’est pas un sous-acteur.
« Il y a une fausse immobilité du livre, comme il y a une fausse mobilité de la parole : c’est que le livre cherche à fuir le livre, tandis que la parole est pendue à ce qu’elle dit. »  écrit Edmond Jabès dans Le Livre des Ressemblances. Une voix qui n’est en rien dans la précipitation de la parole, dans un déroulement prospectif de ce qui va se dire, dans son inévitable tentation de rattrapage.
Une voix à l’abri de cette insatisfaction propre à la parole, de cette peur d’être incomprise.
 
Lire un texte à voix haute,  le respirer. Prendre au corps ce texte et du même coup, impliquer son corps en entier dans la lecture. Et savoir que chaque texte a sa respiration propre.
 
Plaisir du texte, tel que l’a énoncé Roland Barthes, et ce aussi bien dans mon plaisir d’écrire, de lire silencieusement que de lire à voix haute. Ce n’est pas seulement dans le sens de satisfaction, de plénitude mais véritablement de jouissance.
Plaisir de l’exploration, du travail sur ce matériau qu’est sa voix.
Plaisir de prononcer, d’articuler, de glisser, de manduquer les mots, d’être dans l’amplitude et la saveur des phrases qui font le récit, sa musique, son émotion.
Eprouver le pouvoir, la puissance de sa voix, c’est à dire sa capacité à mettre en place ses silences.
 
une invite à la traversée
 
Celui qui s’avance pour lire à haute voix est dans le silence. Un silence qui n’est pas recueillement mais invite à la traversée. Celui qui s’avance pose le pied sur une ’île, l’île du livre, mais cette fois avec d’autres, pour les autres, il va la cheminer.
Oraliser un texte, le faire exister au-dehors, le tendre à autrui, provoquer en lui un nouveau désir, celui de l’écoute, ressentie, attentive, vagabonde, ensemble sur l’île déserte.
Qu’on ne se méprenne pas cependant, lu silencieusement la « voix » du texte pour ainsi dire enfermée devient « vivante » – elle témoigne en silence – c’est un langage qui est.
« La voix n’est pas sur la page comme une buée l’hiver, sur la vitre de la fenêtre quand la bouche s’approche » nous dit P. Quignard.
Porter à voix haute un texte est véritablement lui donner sa voix. Aussi bien dans un sens induisant un choix, une prise de responsabilité mais véritablement être dans le don d’une voix sienne. Ainsi cette voix sonore, au timbre unique qui émane d’un corps ne peut-elle jamais être en retrouvaille avec la voix silencieuse du texte. Elle sera autre, forcément autre.
 
A voir l’écriture sur une page, celle-ci est d’une immobilité déconcertante. Elle paraît immuable dans la noirceur de ses caractères sagement rangés les uns à côté des autres. Marques, traces, inscriptions aujourd’hui en surface, sans relief quand autrefois elles furent gravées en profondeur dans la pierre ou l’argile.
On pourrait dès lors imaginer la lecture silencieuse comme une sorte de phosphorescence ; les mots s’illuminant puis s’éteignant au fur et à mesure qu’on les lit ; gardant plus ou moins leur lumière selon leur imprégnation dans notre esprit.
Quant à la lecture à voix haute, elle pourrait être interprétée comme un soulèvement, une extraction des phrases inscrites sur la page.
 
Se rendre à un spectacle vivant, concert, théâtre, danse, lecture, c’est être là, ne rien faire d’autre que d’écouter, de voir, c’est être dans l’impossibilité d’interrompre ce moment, c’est être tout entier dans l’écoute, tout entier tourné vers l’autre en représentation.

Assister à un spectacle vivant, c’est être dans l’impossibilité de pratiquer dans ce même temps une autre activité.  Contrairement à la lecture silencieuse que certains pratiquent avec de la musique aux oreilles, ou l’écoute d’un texte enregistré en pratiquant une quelconque activité manuelle.
 
Assister à une lecture publique c’est accepter cela.
 
Mais c’est aussi et surtout se retrouver dans la situation de l’auditeur, rompant sa clandestinité de lecteur solitaire pour être dans une écoute avec autrui.